Amour, Patrie et soupe de crabes – Johary Ravaloson

L’histoire récente de Madagascar s’invite dans Amour, Patrie et soupe de crabes de Johary Ravaloson, donnant la parole à toutes les catégories sociales.

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Description

Nous attendions ce roman.

Paru en 2019 aux éditions Dodo Vole, Amour, patrie et soupe de crabes raconte Antananarivo sous la Haute Autorité de la Transition. Sans idéologie, sermon ni aparté historique, Johary Ravaloson oublie  de se reposer sur  ses quatre prix littéraires pour signer le premier roman malgache du XXIème siècle. Un objet d’art accessible, écrit par un Malgache pour les Malgaches.

1) Le roman de la crise de 2009 à Madagascar

Sur les hauteurs d’Antananarivo, dans le cœur de la ville, dans ses coins et recoins, Amour, Patrie et soupe de crabes nous paie l’impossible voyage jusqu’aux heures épouvantables de la Transition.  Sans pression ni effort, nous touchons du doigt ce qui se rapproche le mieux d’une vérité possible sur la révolution orange.

Souvenez-vous.

La Grande Île traversait sa quatrième crise politique en trente-sept ans.

Entre 2009 et 2013, la violence, l’anarchie et l’insécurité tenaient le touriste à l’écart.

La communauté internationale appauvrissait Madagascar par des sanctions économiques aussi destructrices que sans effet.

Le président auto-proclamé (jamais nommé dans le roman) et son armée de suiveurs tanguaient fermement sur leurs sièges. Les « mouvances » refusaient les élections. Marc Ravalomanana était empêché d’atterrir sur le sol malgache.

La diaspora bloguait, hurlait au coup d’Etat, à la dictature. Les bois précieux partaient à l’étranger par bottes, comme du foin. Des chiffres sur la criminalité circulaient sur Internet. Rien n’était sûr, sinon cette donnée dystopique : 92% de la population en était arrivée à vivre avec moins de 2 dollars par jour.

Aujourd’hui les blogs ont fermé, la Banque mondiale a rouvert les tuyaux, l’ancien ministre des finances du dictateur a été élu président. Puis le dictateur lui-même a été élu. C’est Madagascar.

2) Un roman limpide et dynamique

Johary Ravaloson publie son roman dix ans après le début de la crise. C’est peu de dire qu’il comble un vide dans l’imaginaire des Malgaches. Mais ce qu’il réussit surtout, c’est une œuvre de romancier, qui change la vie par la bande comme tous les bons écrivains, en limitant les risques d’amnésie collective durable.

Si je me trompe, dites-le dans un Avis : Amour, patrie et soupe de crabes pourrait être le premier roman malgache qui s’adresse très précisément à nous, Malgaches d’origine et de cœur, et non à l’Honnête homme, l’homme du monde, curieux de littératures et de cultures étrangères pour qui des notes de bas de pages ou des parenthèses explicatives ne sont jamais de trop. Pourquoi je dis ça ?

Parce que Johary Ravaloson nous donne à dévorer une intrigue limpide et dynamique portée par des personnages vivants – personnages qui lui échappent pour vivre leur vie, comme tout personnage qui se respecte. Le Président de la HAT ne sera donc jamais nommé, pas plus que ses courtisans et, lorsqu’il apparaît, c’est du point de vue d’un Fouza, de façon discrète et louangière, en toute logique.

3) Une polyphonie à suspens

Fouza, quésaco ? Le mot se traduit par « crabe ». On ne parle pas ici de crustacés comestibles.

Pendant la crise, on appelait Fouza les profiteurs du régime de la HAT, les prédateurs pour qui la politique se résumait à ouvrir et fermer les pinces à bon escient, pour, excusez-mon langage, ramasser la thune.

Comme diraient les jeunes d’hier, les vrais savent. Cette lexie cryptique (fosa en malgache) fait partie des références non explicitées dans le roman.

Les fouza voient des rizières, ils bouffent des rizières. Les fouza voient la forêt, ils bouffent la forêt. Les fouza aiment la loi des plus forts. Les gros vont vite et ne se soucient pas des détails. Ils s’imposent par la force mais ils ne savent pas quoi imposer, pourvu qu’ils bouffent. Ils répondent au cas par cas sans règle établie et encore moins de dessein prédit. Les plus faibles deviennent esclavs fouza et ne rêvent que de devenir des maîtres fouza.

Voilà pour les Fouza.

Parmi les références discrètes, la plus parlante est encore le titre lui-même. Amour patrie et soupe de crabes, résonne en écho de la devise de la IVème république malgache, célébrée le 11 décembre 2009 par Andry Rajoelina devant le palais de la Reine : Amour, Patrie, Développement.

On ne peut pas être plus sarcastique, mais il n’y aura pas d’accusation nominative, ni de théorie omnisciente sur ce qu’on appelle les problèmes à Madagascar.

Plus près de nous, moins voraces que les Fouza, quatre personnages ordinaires et contrastés que nous suivons alternativement, qui se croisent, échangent entre eux, achoppent à la même question sans réponse : Pourquoi Madagascar ne s’en sort-il pas ?

À quoi bon décrire ces gens ? Allez vers eux, vous les apprécierez, vous reconnaîtrez des proches ou des amis, pour certains.

Le jeune Héry, nouveau Ndrema maditra, par qui l’histoire commence, sur la place du 13 mai. Nivo Espérance, figure atypique et prometteuse dans un société plus corrompue que jamais, plus que jamais rongée par les travers de l’élite, enfermée dans un racisme et un sexisme généralisés. Justtin Rabédas, miroir effrayant de la diaspora relocalisée. Liva Andriamahery, responsable sécurité roublard et dragueur, témoin lucide et coulant.

Conclusion

Retournez au pays rien qu’en ouvrant ce livre, et retrouvez tout. Le jeu du Famorona, la fête du Famadihana, l’organisation hiérarchique de l’administration, les acronymes à tout propos, l’art de mener une manifestation sur la place du 13 mai. L’atmosphère, les couleurs, les beignets.

Enfin, soyez rempli d’amour en refermant le roman. Promis.

Je ne saurai pas relier ce roman à la globalité de ses références étrangères, africaines notamment. Ce que je peux dire en revanche, c’est que Johary Ravaloson, «auteur dégagé », s’engage en peignant sans complaisance la réalité du moment, à l’image d’Ahmadou Kourouma.

Un moment qui dure depuis plus de 50 ans. Faite de la volonté des Malgaches à vivre d’harmonie et de soupe de riz, de compromis sinon de compromissions.

Offrez-vous ce beau livre joliment couvert par Sophie Bazin. Vous comprendrez que Ravaloson n’est plus un « jeune auteur » obsédé de modernité littéraire. Il vient d’acquérir le statut, de salubrité publique, de grand romancier contemporain.

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